Marin au travail

© Studio THD

extraits de la rencontre animée par Milmarin avec François Allainmat, ancien capitaine d’armement, dans le cadre de l’événement « Marins dans la tempête »,
organisé par Milmarin à la Sirène, Paimpol les 19 et 20 novembre 2021

en partenariat avec l’AFCAN, Le Marin, Le Port-center du Havre et l’ISEMAR

Captation vidéo disponible ici.
Retrouvez les références bibliographiques en bas de page.

Centre de découverte de la marine marchande, créateur de rencontres entre les marins et le public, Milmarin remercie l’ensemble des contributeurs, marins et partenaires, pour avoir permis l’organisation de ce temps d’échanges, autour d’un sujet aussi important que méconnu.

Nous avons tous été touchés par la crise sanitaire, de différentes manières, à différentes échelles. Les médias ont couvert et continuent de couvrir le sujet d’une manière assez dense, mais concernant l’impact de la crise sur les gens de mer, finalement, on ne dit pas grand chose, au regard de l’importance de leur rôle dans le fonctionnement du monde et dans nos vies quotidiennes.

Pour rappeler quelques chiffres, on dénombre environ 1 650 000 marins dans le monde, environ 60 000 navires de commerce, comprenant les navires à passagers, paquebots ou ferry, et les navires de charge, pétroliers, porte-conteneurs, gaziers, vraquiers, etc. 85% des marchandises transportées dans le monde sont transportées par ces navires. Pour les faire fonctionner, ces navires ont besoin de marins à bord En fonction des types de navires, simplifions, entre 15 et 30 personnes en moyenne. 15 à 30 marins, donc, qui parfois viennent de 10 pays différents, et dont les conditions de travail, la rémunération, le temps d’embarquement, dépendent de leur pays d’origine.

Le métier de marin est connu pour être particulièrement dur, même en temps normal. On peut citer pêle-mêle : l’organisation du travail en quart, 7 jours sur 7 pour des durées d’embarquement qui varient selon les armateurs, l’éloignement familial et les difficultés de communication, le huis-clos sur un navire dont l’équipage est multinational, l’éloignement des solutions de dépannage et de tout secours en cas de problème. Quelques données : les risques d’accidents sont 14 fois plus élevés chez les marins que dans tous les autres domaines professionnels, 6 fois plus importants que dans le BTP (source ISEMAR).

Une étude pluridisciplinaire menée en 2019 montre qu’¼ des marins présente des signes de dépression, 6 % des décès dans la profession sont dus à des suicides. Selon une autre étude, menée sur des marins allemands, 35% d’entre eux sont exposés constamment au syndrome de stress post-traumatique : catastrophes maritimes, menaces ou accidents maritimes majeurs, y compris la piraterie à bord et les passagers clandestins. Bref, en termes de santé au travail, les marins représentent une population à risques, physiquement et psychiquement, et il semblerait que la crise du coronavirus ait agit comme un catalyseur.

La gestion de la santé à bord

Le navire est un lieu de travail très spécifique. Selon la Convention de l’Organisation Internationale du Travail, il existe un médecin à bord si l’équipage est composé de 100 marins ou plus, embarqué pour 3 jours de navigation minimum. Sur les navires de charge, le capitaine ou un marin certifié endosse le rôle de médecin. Les navires français peuvent compter sur l’assistance à distance du médecin urgentiste de l’hôpital de Toulouse.

Que se passe-t-il, à bord, si un cas de Covid se déclare ? (extrait de la conférence organisée par le Port Center du Havre)

Le risque n’est pas moindre : un marin qui déclarerait un Covid lourd à bord n’aurait pas la possibilité d’être soigné ou secouru et pourrait donc être condamné. On comprend mieux dès lors l’importance des mesures de protections qui sont déployées.

Mesures de protection

Tests PCR et antigéniques, équipements de protection individuelle, quarantaines avant et après l’embarquement… Malgré tout, parfois, le virus s’installe. Pour éviter la propagation, un certain nombre de mesures ont été mises en place. D’abord, des mesures extérieures au monde maritime : fermetures de frontières, visas, autorisations de voyager, annulations de vols, obligations de tests PCR, quarantaines : multipliez cela par le nombre de pays que le navire va toucher pendant sa rotation, et par le nombre de nationalités composant l’équipage, ajoutez en facteur l’évolution de ces mesures en fonction de l’évolution la crise, et vous obtiendrez une petite idée de la complexité qui préside aujourd’hui à la relève des équipages.

Pour l’expliquer, nous avons recueilli les propos de Pierre Blanchard, Président de l’AFCAN, Capitaine de gazier, au long cours. Au moment de notre interview, au mois d’octobre, il s’apprête à prendre un nouveau navire, en sortie de chantier, et effectue une quarantaine de 15 jours dans une chambre d’hôtel assignée par l’État Coréen. Il nous explique que le super intendant, français également mais non marin, qui devait le rejoindre pour travailler sur le navire n’était, lui, pas soumis à cette quarantaine. En plus de tous les cas particuliers, c’est le manque de coordination internationale qui pose un réel problème. (interview de Pierre Blanchard)

Un problème majeur, les relèves

Pas de relève pour 400 000 marins l’an dernier. C’est toujours le cas actuellement pour 200 000 d’entre eux. Certains cumulent 20 mois de bord, plus d’un an et demi, à travailler 7 jours sur 7, et surtout, comme l’explique Hubert Ardillon, sans perspective, sans solution, sans date de débarquement. Aux 200 000 marins qui ne débarquent pas, on ajoute également 200 000 marins qui n’embarquent pas.

Sur ce problème majeur de la relève des équipages et des dépassements de durée légale d’embarquement va s’ajouter ensuite le quotidien en huis-clos, qui d’ordinaire est ponctué d’escales et de sorties à terre, l’occasion de s’aérer : toucher le port et débarquer, rompre le huis-clos est reconnu comme nécessaire pour la santé mentale. De cela aussi, les marins sont privés.

Pour bien comprendre la portée de cet épuisement psychique, un extrait d’une étude publiée en mai 2021, basée sur les données collectées par le Centre de ressources mis en place par le Ministère de la mer, pour l’aide psychologique au marins :

« Ainsi l’épuisement de ces ressources [les ressources internes, les stratégies psychologiques mises en place par les marins pour tenir le coup habituellement] ont pu conduire à des états anxieux sévères ou des crises suicidaires, avec comme singularité clinique des moments de dépersonnalisation importants voire des éléments délirants (…). Pour les marins ayant contacté le centre de ressource post-crise sanitaire, ils décrivent une symptomatologie d’état de stress post traumatique sévère avec une impossibilité pour certains à pouvoir envisager un embarquement pour le moment. C’est un réel vécu de mort potentielle omniprésent qui est décrit par ces marins au sein d’un environnement isolé et où le groupe équipage ne pouvait pas suffire à la réassurance, chacun vivant ses inquiétudes pour lui –même. »

Cela va donc très loin, le risque est grand et va jusqu’au suicide. (intervention de Jean-Philippe Chateil, secrétaire général de la Fédération des officiers de la marine marchande)

A tous ces maux, enfin, il faut ajouter l’indifférence sociétale. Toutes les enquêtes réalisées auprès des marins ces derniers temps révèlent leurs sentiments de vulnérabilité et d’abandon, le sentiment d’être un maillon technique de la chaîne d’approvisionnement mondiale et non un être humain, au même titre que n’importe qui.

Quelles solutions apporter pour sortir de la crise ?

En 1948, l’ONU développe une agence spécialisée dans les questions maritimes : l’Organisation Maritime Internationale (OMI), qui élabore et met en œuvre des règlementations dans le consensus international. Elle est constituée de 168 Etats membres et 3 Etats associés. Très tôt, l’OMI et la Fédération Internationale des Transport et l’International Chamber of Shipping, représentant les armateurs, se préoccupent de la situation et exhortent les gouvernements à désigner les gens de mer comme « travailleurs clés ». Mais un certain nombre de pays, parmi lesquels la Chine et l’Inde, grands pourvoyeurs de marins, n’entrent pas dans le jeu de la coopération internationale.

Quelques initiatives étrangères à signaler :

  • Seychelles, Etats-Unis, Pays-Bas : les marins étrangers ont possibilité de s’y faire vacciner
  • Australie : les cargos sont bannis si l’équipage a dépassé son temps d’embarquement

En France, on peut notamment citer la cellule de crise mise en place par le Ministère de la mer

Durabilité et importance de la crise

On rappelle la couverture vaccinale inégale dans le monde (à ce jour 10% en Inde et aux Philippines, 1 à 2% dans les pays d’Afrique).

Les conséquences de l’épuisement des marins ne sont pas à négliger. Les risques d’accidents, de catastrophes humaines et environnementales augmentent. On redoute également une crise internationale de la main d’œuvre : la flotte continue d’augmenter, tandis que des reconversions à court terme ou une crise des vocations à long terme pourraient survenir.

Une solution potentielle : le statut international du marin ? (intervention de Paul Tourret, directeur de l’ISEMAR)

© 2021 – Guingamp-Paimpol Agglomération – Milmarin

Epilogue

Un mois après l’événement, 2 mois après son interview, Pierre Blanchard nous explique que la situation continue d’empirer.

« Pour votre information la situation ne s’est pas améliorée loin de là. J’ai réussi à rentrer un mois en France car on m’avait promis une exemption de quarantaine pour mon retour en Corée. J’ai réussi à obtenir cette exemption mais quelques jours plus tard la Corée a annulé toutes les exemptions à cause du variant Omicron.
Ironie du sort donc j’ai regardé mon interview de la quarantaine précédente depuis ma quarantaine actuelle…
De plus la Corée a interdit complètement son territoire à certains pays d’Afrique australe plus le Ghana et le Nigeria ce qui fait que 5 membres de mon équipage ne pourront pas rejoindre le navire.
Ceci illustre bien ce que je disais au mois d’octobre… « 

Bibliographie, revue de presse, sitographie (non exhaustive, par ordre chronologique de parution)

En vidéo

France TV New Delhi, Des marins prisonniers de leur bateau, https://www.youtube.com/watch?v=vjiBsXOmKWg

Conférence « Covid, quel impact pour les marins ? », Le Havre Port Center, dans le cadre de l’exposition « Les marins d’à-bord », 1er juillet 2021 : https://www.youtube.com/watch?v=Y_POUt5ZAbY&t=2082s

Jean-Philippe CHATEIL, Pierre BLANCHARD, Assises de l’économie de la mer, Le Marin-Ouest France,14 septembre 2021 : https://player.vimeo.com/video/604774959

Général

OMI : https://www.imo.org/fr/MediaCentre/HotTopics/Pages/Coronavirus.aspx

Ministère de la mer : https://mer.gouv.fr/covid-19-retrouvez-les-actions-engagees-par-le-ministere-de-la-mer

Le Marin : https://www.lemarin.fr

Sur la santé des marins

Pauksztat, B., Grech, M., Kitada, M., and Jensen, R. B. (2020). Seafarers’ experiences during the COVID-19 pandemic: Report. doi: http://dx.doi.org/10.21677/wmu20201213

COUDRAY, Pandémie et relèves d’équipages, dans Société des Œuvres de mer, Bulletin 2021, année 2020.

BOY, B LE BORGNE, Covid-19 : le moral à la dérive des marins bloqués en mer à cause de la crise sanitaire, France Télévision, 13 avril 2021, https://www.francetvinfo.fr/sante/maladie/coronavirus/covid-19-le-moral-a-la-derive-des-marins-bloques-en-mer-a-cause-de-la-crise-sanitaire_4363047.html

D LUCAS, C. JEGO, O. CHRESTEN JENSEN et al., Santé mentale chez les gens de mer : connaissances actuelles et impact de la pandémie COVID 19, Archives des Maladies Professionnelles et de l’Environnement, 24 mai 2021, https://doi.org/10.1016/j.admp.2021.05.001

VALERO, La situation des gens de mer en temps de covid,  Note de synthèse de l’ISEMAR n°232, juin 2021, https://www.isemar.fr/fr/notes-de-synthese/

BAILEY, M. BOROVNIK, C. BEDFORD, Stranded seafarers : an unfolding humanitarian crisis, 3 juin 2021 https://devpolicy.org/seafarers-in-a-covid-world-20210603

C.DE BEUKELAER, The COVID 19 seafarer crisis, University of Melbourne, 25 août 2021 : https://pursuit.unimelb.edu.au/articles/the-covid-19-seafarer-crisis